Alors que plusieurs pays d’Afrique célèbrent cette année le 60e anniversaire de leur indépendance, l’épidémie de coronavirus est quelque peu venue gâcher la fête. Ce lundi 17 août, le Gabon devait vibrer au rythme de son traditionnel défilé, mais, en lieu et place, le gouvernement a prévu une plus sobre cérémonie de prise d’armes dans l’enceinte du palais présidentiel. L’occasion pour le chef de l’État Ali Bongo Ondimba de prendre la parole et de dresser un bilan d’étape de ces dix dernières années. Un discours très attendu alors que les mécontentements montent au sein de la population. Les Gabonais réclament routes, emplois, infrastructures, hôpitaux, bref, presque tout. Et pourtant, ce petit pays d’Afrique centrale connaît une histoire singulière avec l’ancien colonisateur, la France. Le Gabon n’est pas une colonie comme les autres, il est devenu français dès 1838 après la signature d’un traité entre la France et un souverain de l’estuaire du Gabon, Antchuwè Kowè Rapontchombo, dit le « roi Denis ». Sa capitale Libreville est fondée en 1849 par des esclaves libérés sur le modèle de Freetown en Sierra Leone.
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Le Gabon fait aussi figure d’exception parmi les colonies françaises en raison de son sous-sol riche en ressources minérales, or, diamant, manganèse, bois, et à cette époque débute l’exploitation pétrolière, etc. Les hommes politiques gabonais rêvent d’exploiter tout ce potentiel pour transformer leur pays, ils apportent donc tout leur soutien à la puissance coloniale. Jusqu’à un certain point. Le moment de bascule intervient lorsqu’une partie importante des revenus du pays est redirigée vers Brazzaville, la capitale de l’Afrique-Équatoriale française, AEF, et sert aux dépenses communes.
C’est sous l’impulsion de Léon Mba – vice-président du gouvernement du Gabon et partisan d’un double patriotisme – que les premiers clivages voient le jour. « Nous ne trahissons pas nos voisins africains, mais nous en avons assez de travailler pour les autres. Nous n’acceptons pas de voir Brazzaville devenir une ville-champignon avec notre argent, alors que nous n’avons pas de routes ni d’infrastructures. De même, nous n’acceptons pas non plus de voir certains organismes administratifs “fédéraux” entraver notre développement économique, alors que leur rôle devrait être de le favoriser », affirmait-il dans ce discours de juillet 1958 qui fera date avant d’ajouter : « Si ces manœuvres continuent, le Gabon ripostera. […] Il dénoncera son appartenance à l’AEF et demandera immédiatement à se lier à la métropole, car nous aimons la métropole. » Depuis le 30 janvier 1944, sous l’impulsion du général de Gaulle, le Gabon comme beaucoup d’autres pays africains a entamé sa marche vers l’indépendance par le biais de la conférence franco-africaine de Brazzaville. Ce n’est que seize ans plus tard que la souveraineté internationale deviendra une réalité.
Dès la décolonisation, le Gabon se distingue donc des autres pays d’Afrique francophones : selon plusieurs historiens, le président Léon Mba réclamait donc la départementalisation, statut dont jouissaient la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique ou encore La Réunion. D’après plusieurs témoins, Léon Mba suggérait l’introduction au bas du drapeau tricolore (vert, jaune et bleu) d’un petit bout du drapeau français. L’indépendance de 1960 est finalement imposée par Paris. En février 1961, Léon Mba devient président. Trois ans plus tard, il est déposé lors d’un coup d’État, puis réinstallé au pouvoir grâce à une intervention de l’armée française. « L’imaginaire né de cet acte fondateur continue de hanter les rapports entre la France et le Gabon » comme le paysage de la capitale, estime le sociologue-anthropologue gabonais Joseph Tonda, interrogé par l’AFP.
En décembre 1967, Albert-Bernard Bongo accède au pouvoir après la mort de Léon Mba. Il instaure le régime du parti unique et dirige le Gabon avec son parti, le Parti démocratique gabonais (PDG), d’une main de fer, profitant notamment de la manne du pétrole, dont l’exploitation commence dans les années 1960. En 1973, il devient El Hadj Omar Bongo après sa conversion à l’islam, puis ajoutera Ondimba, le nom de son père, à son patronyme en 2003. Seul candidat, il est élu président en 1973, 1979 et 1986, avec des résultats frôlant les 100 %.
De janvier à avril 1990, de graves troubles sociaux tournent à l’émeute. En mai, le principe du multipartisme est adopté après une Conférence nationale, mais Omar Bongo va réussir à remporter toutes les élections présidentielles (1993, 1998 et 2005) face à une opposition qu’il parvient à diviser ou à rallier à sa cause. Les scrutins ont été soit contestés soit suivis de violences.
L’idée selon laquelle il est impossible de devenir président sans l’aval de la France reste très répandue au Gabon. « Et lorsque les opposants doivent s’exiler, c’est en France qu’ils trouvent refuge », remarque le professeur Tonda.
Il n’y a qu’à regarder de plus près l’architecture de la capitale, depuis l’aéroport, embranchement de droite : le boulevard de l’Indépendance s’étend le long du bord de mer jusqu’au centre politique. Sur la gauche, la résidence de l’ambassadeur de France est nichée sur les hauteurs d’un immense parc arboré. Dans ce jardin tropical français, un bal grandiose est donné tous les 14 juillet. Verre de champagne à la main, ministres influents comme opposant battu à la présidentielle s’y pressent pour trinquer à l’amitié franco-gabonaise. Le domaine ferait presque de l’ombre, cinq kilomètres plus loin, au palais présidentiel doré construit par Omar Bongo Ondimba, placé au pouvoir par la France en 1967 et qui dirigea le pays durant 42 ans. « Le Gabonais a une patrie, le Gabon, et une amie, la France », disait-il. Jusqu’à sa mort en 2009, il a été l’un des symboles de la Françafrique, l’ensemble de relations politiques, d’affaires parfois entachées de scandales, nouées par la France avec ses anciennes colonies.
Retour à l’aéroport, embranchement à gauche : une muraille grise hérissée de barbelés s’étire sur des kilomètres. Bienvenue au Camp de Gaulle, l’une des quatre bases militaires françaises en Afrique, avec près de 400 soldats. « La France au Gabon ? Ce n’est plus ce que c’était, nous n’avons plus l’influence que nous avions sous le père Bongo », tempère une source sécuritaire française à Libreville.
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À la mort d’Omar en 2009, son fils Ali lui succède et promet de mettre fin à la relation quasiment exclusive avec l’ancienne puissance coloniale. Une dizaine d’années plus tard, l’Hexagone a perdu du terrain sur le plan économique au profit d’investisseurs, principalement asiatiques, qui ont repris des secteurs stratégiques, comme l’exploitation du bois ou la gestion du port, constate l’analyste économique Mays Mouissi.
Dans le quartier industriel, les immeubles et hôtels chinois ont poussé comme des champignons. Et en 2014, la Chine est devenue le premier partenaire commercial. « Mais la Chine ne fait pas autant rêver que le pays de l’ancien colonisateur », soutient Joseph Tonda.
L’ambassadeur de France, Philippe Autié, évoque une « profonde proximité culturelle ». « Cette parenté est durable, car elle touche à l’histoire et à l’identité […], mais aussi parce qu’elle est attendue et voulue par nos deux pays », ajoute-t-il.
Dans les supermarchés gabonais fréquentés par les plus aisés, les produits français sont partout : beurre, camembert, lait… « La consommation du Gabon est liée à son histoire avec la France, car nous avons, hélas, une faible production gabonaise », affirme Alain Rempanot Mepiat, conseiller du PDG de Ceca-Gadis, le premier distributeur du pays, dont près de 80 % des produits arrivent de France. L’Hexagone reste le premier fournisseur du Gabon. Notamment pour la boisson : bourgogne ou bordeaux, les bouteilles, de la piquette aux grands crus, remplissent des rayons entiers.
Dans les « matiti », les quartiers populaires, on préfère la Régab, bière locale mais brassée par le groupe français Castel, présent depuis les années 1960.
Dans ce labyrinthe de baraques délabrées, les paraboles Canal+ du français Bolloré surmontent les toits de tôle. Touche rose bonbon dans ce paysage grisâtre : les stands du PMUG, où se pressent les Gabonais épris de paris hippiques.
Propriété de l’homme d’affaires corse Michel Tomi, le PMUG promet « de changer de vie » contre quelques francs CFA, en pariant sur les courses de Longchamp ou de Vincennes, en région parisienne.
Pour certains Gabonais, la présence française « agresse », comme le chante le célèbre rappeur Lord Ekomy Ndong, demandant : « À quand une base militaire congolaise en plein Paris ? » Mais pour d’autres, la relation franco-gabonaise importe peu. « La France, on s’en fout, on veut se soigner et manger, on a d’autres problèmes », explique Mathilde, Librevilloise d’une vingtaine d’années.
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Source : African Media Agency (AMA)